MOCOMI


                        INTRODUCTION

Les exilés sont confrontés à trois épreuves : celle de l'exil (qui suppose l'arrachement au pays tel que définit par le courant incarné par Abdelmalek Sayad et Smaïn Laacher et la mobilité contrainte telle que décrite par Didier Fassin au Collège de France), celle de l'errance et celle de l'incertitude migratoire. La frontière vient aggraver ses épreuves et nuire à la santé des exilés mais elle entrave aussi le travail des soignants.
A l'issue d'un travail de thèse portant sur ce croisement entre sociologie de la santé et de la migration, de nouveaux questionnements portant sur ce triptyque frontière, médecine et migration m'ont dans un premier temps menée vers la médecine légale.

> Comment les professionnels de santé gèrent-ils les décès des personnes survenus à cause de la frontière ? En quoi la médecine légale éclaire les circonstances de ces drames ? Comment participe-t-elle à la reconnaissance institutionnelle de ces décès ?

Je réalise dans ce cadre un travail de terrain à l'Unité Médico Judiciaire (UMJ) de Boulogne-sur-Mer, qui mobilise à la fois l'anthropologie et la sociologie.

Ensuite, une autre question s'est imposée à la fin de ma thèse. Dans cette dernière, je décris la médecine de l'exil en lieu-frontière comme une médecine de l'imprévisible, de l'incertitude rendant difficile le suivi médical surtout pour les malades chroniques. D'où l'intérêt ici de ma participation à Mocomi. Le projet mené dans le Calaisis m'incite à m'interroger sur l'impact du Covid sur les exilés. Cette maladie peut être appréhendée selon trois formes : elle constitue d'abord un risque épidémique potentiellement mortel, elle présente aussi un caractère d'urgence (complications, emballement pulmonaire) et enfin un caractère chronique (Covid long).

Il s'agira dans cette étude d'interroger dans un premier temps le Covid comme risque épidémique mortel. On rappelle ainsi que les campements sont des lieux insalubres où les exilés parviennent difficilement à accéder à l'eau et aux douches.

> Comment les professionnels de santé institutionnels et bénévoles ont-ils géré l'épidémie de Covid dans les camps alors que les conditions de vie des patients sont impropres à la salubrité ? Comment éviter le risque épidémique dans les camps ? Peut-on établir une prévention ?

Puis, on s'intéressera au Covid comme maladie brutale.

> Comment l'urgence médicale des patients exilés atteints du Covid a-t-elle été gérée sur le terrain, à l'hôpital, en cabinet ? Comment le virus a-t-il été détecté ? Comment les décès d'exilés liés au Covid ont-ils été gérés ?

Enfin, il s'agit d'appréhender le Covid comme maladie chronique.

> Comment prendre en charge une maladie chronique chez des exilés en route ? Comment la suivre au mieux chez ceux qui sont détectés et décident de rester dans le Calaisis ?

Sur ce territoire du Calaisis, les morts directement liées à la frontière sont nombreuses, c'est pourquoi Mocomi me permet d'interroger une mort moins visible, celle qu'entraîne la maladie.

                                                                                                                    Méthodologie

                                                      (Communication à l'AFEA)


"Cet appel à communication m'a donné l'opportunité de réfléchir aux méthodes sociologiques et précisément ici au travail de recherche rétrospectif.

Pendant la pandémie, je rédigeais ma thèse à la maison donc je n'ai effectué aucune observation de terrain à cette période. En m'engageant dans le projet Mocomi, je me suis demandée d'abord comment réaliser une enquête dans un temps imparti (six mois) alors que j'ai pour habitude de travailler sur un temps long (minimum un an). Cet encadrement temporel impliquait de collecter rapidement des données.

Ensuite, je me suis demandée comment bâtir un travail de recherche sans observations. D'autant que je m'appuie toujours sur de longues observations et des entretiens semi directifs. Par conséquent, je me suis demandée comment bâtir un travail de recherche sans observations ?

A partir de mon expérience subjective, je vais brosser les difficultés et réjouissances de cette méthode rétrospective et sur la façon dont j'ai pensé bon de la restituer.

Démarche d'enquête

Enquêter sur la prise en charge sanitaire des exilés pendant le Covid me permettait d'essayer de retracer les pratiques professionnelles instaurées, de repérer les spécificités, les organisations médicales de travail, les freins au soin…

Mais comment remonter le temps quand on est sociologue alors que cela ressemble plutôt à un travail d'historien ? Et comment se départir des observations de terrain ? Comment travailler en tant que sociologue sur un rythme temporel décalé ?

Dans un premier temps, il a fallu repérer les acteurs qui ont exercé pendant cette période de pandémie. Ils sont très nombreux à intervenir sur le front humanitaire. Leurs missions sont aussi variées et peuvent être repensées dans le temps. Il est compliqué de bien les repérer de prime abord. Heureusement, je connaissais déjà le terrain donc ce travail de repérage a été facilité même si la prise de contacts s'est révélée longue et fastidieuse. Les gens ne vous rappellent pas ou ont changé de numéros, de postes, n'ont pas envie de vous parler, vous oublient. Pour les acteurs institutionnels, cela peut prendre du temps en raison des autorisations qu'ils doivent obtenir de leur hiérarchie.

Vient dans un second temps, le recueil de données qui s'effectue "post-veritas" (après les faits). Cette enquête est alors définie comme longitudinale comme le rappelle Mirna Safi :

"Il s'agit ainsi d'enquêtes qui permettent de constituer ou de reconstituer des séquences d'événements en les situant les uns par rapport aux autres selon un ordre chronologique."

Mirna Safi rappelle qu'il existe trois formes de collecte : rétrospective, prospective et a posteriori. Ma démarche méthodologique s'inscrit dans une collecte rétrospective et Mirna Safi la définit ainsi :

"Elle consiste à interroger les individus sur leur passé afin de reconstituer des séquences d'événements".

Comment s'y prendre donc pour dresser - je la cite - cette "architecture temporelle" ? Comment les entretiens semi directifs rétrospectifs permettent d'échafauder une description chronotopique ? Il existe plusieurs travaux de recherche qui ont analysé surtout à travers les récits de vie et entretiens biographiques le fonctionnement et les effets de cette méthode rétrospective. Celle-ci s'avère difficilement praticable tant les biais sont nombreux. A la différence des questionnaires sociologiques fermés, les marges d'erreurs sont plus manifestes avec les entretiens semi directifs.

Les biais

Sélectivité de la mémoire

Comme l'indique Didier Demazière qui a travaillé sur les temporalités des parcours avec des jeunes à faible niveau scolaire :

"Les enquêtes rétrospectives, consistant à interroger des individus sur des événements survenus dans leur passé, font surgir des problèmes de qualité des informations collectées, parce que celles-ci sont dépendantes de la mémoire des enquêtés."

Les enquêtés peuvent confondre des dates, procéder à des oublis, des troncatures, des non-dits inhérents au récit. Dans un entretien, l'enquêté usait d'efforts pour se souvenir :

"Qu'est-ce que j'avais eu comme exemple car ça remonte un peu…"

"Qu'est-ce qu'il y avait eu encore…"

La mémoire est floue : 

"Je crois que c'était une personne mandatée par l'Etat, je ne sais plus."

Le statut social ou professionnel des enquêtés au moment du récit a pu changer depuis l'événement, il peut y avoir eu une prise de distance ou une autre perspective qui se dessine.

Thomas Couppié et Didier Demazière rappellent que :

"les mécanismes de mémorisation, mais plus encore de remémoration et d'appel au souvenir, sont centraux dans la production des informations. (...) La mémoire ne fonctionne pas comme une banque de données, un lieu de stockage des événements, dans lequel on pourrait puiser à loisir, moyennant un effort minimal de concentration ou de réflexion. Les développements récents des neurosciences ont montré que mémoriser ce n'est pas emmagasiner des images, pas plus que se remémorer consisterait à les retrouver telles qu'elles ont été déposées au moment des faits. La mémoire n'est pas préconstituée, immanente ; elle est générative, procède par reconstruction ou construction imaginative. Le souvenir est rarement fidèle, même s'agissant d'éléments les plus factuels, parce que les souvenirs ne sont pas des traces fixes et inanimées."

Benoît Riandey qui était à l'Institut National des Etudes Démographiques (INED) a écrit sur les défaillances de la mémoire dans les enquêtes. Il rappelle que la mémoire est soumise à des mécanismes biologiques. Il précise que la mémorisation est plus effective lorsqu'elle est associée à une émotion. En résumé, lorsque vous êtes à la recherche de faits, c'est difficile de compter sur la mémoire des enquêtés tant les facteurs sont aléatoires.

La politisation du point de vue

La prise en charge sanitaire des exilés cristallise des tensions politiques. J'ai le sentiment que cela vient brouiller le raisonnement laissant une place plus grande aux émotions dans la façon d'énoncer le récit. J'ai eu l'impression d'assister parfois à un manque de nuances.

A titre d'illustration, sur le terrain, un soignant s'est retrouvé assez démuni face à ses patients en survie dans les campements. En colère contre l'Etat, il s'indigne : "Voilà ils ont installé des douches je pense que c'est le seul truc qu'ils ont fait." Il y existe effectivement beaucoup à redire sur l'action de l'Etat mais des initiatives ont aussi été engagées pendant cette période telle que l'ouverture de structures d'accueil même minimes fussent-elles. Les émotions m'ont semblé participer à un risque de raccourcis.

"Certaines émotions demeurant davantage chargées cognitivement" (Genard et Roca i Escoda, 2022). 

L'émotion donne un ton et elle constitue une information à exploiter mais elle peut aussi perturber l'enquêteur si celui-ci veut reconstruire des faits.

Didier Démazière abonde : 

"Chaque récit de parcours articule des traces d'un passé affecté de jugements de valeurs, des descriptions d'un présent affecté d'évaluations, des anticipations d'un avenir affecté de conditions de possibilité ou de désirabilité."

L'émotion n'est pas neutre nous rappelle Jean-Paul Sartre dans Esquisse d'une théorie des émotions (1938). Elle serait un mode de la conscience et est révélatrice d'un rapport au monde. Les affects peuvent affecter le récit : la frustration, l'indignation sont susceptibles de participer à de l'exagération ou à une partialité du propos. 

La question de la fiabilité des récits se pose puisque sans les observations de terrain, les données se basent sur des déclarations individuelles, "sur la capacité de l'individu à restituer son passé" comme le souligne Mirna Safi, ce qui est problématique. Par exemple, un cadre d'un hôpital m'indiquait que deux machines PCR à résultats immédiats ont été livrés par la préfecture pour les exilés. Une devait être installée à la permanence d'accès aux soins de santé (PASS), l'autre en centre de rétention administrative. Or, un soignant de la PASS m'indiquait ne jamais avoir utilisé cette machine restée dans le service des urgences. L'absence d'observations m'empêche de vérifier. Or, les deux informations peuvent nous amener à deux hypothèses différentes. Est-ce qu'il y a eu une adaptation de l'hôpital à l'égard des exilés pendant la pandémie ? Ou alors la question des exilés a-t-elle permis d'obtenir des machines qui ont surtout servi aux non exilés ? 

J'ai aussi rencontré des difficultés concernant les chiffres de patients affectés par le Covid et les hospitalisations ; les cadres des divers services ayant des remontées divergentes mais si la tendance de fond est partagée. Je n'ai pas eu accès à des documents me permettant de préciser ces éléments. 

La difficulté avec la pandémie réside dans les instabilités des décisions sanitaires et des changements de protocoles au niveau national. J'étais perdue en écoutant les entretiens à ne pas retrouver les correspondances temporelles. Par exemple, au début du Covid, le vaccin monodose a été utilisé auprès des exilés - inscrits dans des trajectoires migratoires incertaines - pour leur éviter de revenir une deuxième fois et de bénéficier d'une protection. Puis, ce vaccin était contre indiqué pour les jeunes. Je me suis raccrochée à des repères temporels dans les récits : "Au début...", "les premiers mois", "donc mai 2020 ? Oui il y a deux ans." 

Je relançais l'enquêté avec des questions pour faire repréciser les temporalités.

Aussi, les déclarations peuvent varier au fil de l'entretien et les faits être distordus.

La frustration du sociologue

J'ai ressenti des difficultés à déployer cette méthode rétrospective. Dans les entretiens, il est apparu que tous m'indiquaient ne pas avoir connu de morts d'exilés liées au Covid, alors que dans le même temps, j'avais connaissance de travaux réalisés à Paris sur les immigrés qui étaient plus représentés dans les affections au Covid avec des conditions sociales dégradées qui accentuent le risque (Carillon, Gosselin, Coulibaly, 2020).

Or, c'est heureusement en croisant ma recherche à celle d'une étudiante Yvanna Araujo, qui a travaillé sur la même question à la frontière franco-espagnole. Yvanna Araujo a établi le même constat : aucun mort d'exilé lié au Covid n'est enregistré.

La frustration née aussi d'une expérience subjective qui circonscrit une partie de la réalité et ne donne pas à voir toute la réalité.

Ne pas se cantonner aux seuls entretiens

J'ai ressenti le besoin de mobiliser une autre matière que celle des déclarations orales. J'ai demandé à chaque intervenant de m'envoyer des documents ou des photos prises durant leur expérience.

Le sociologue, un "super reporter"

Journaliste de formation, cela m'a aidée puisque je suis revenue à des fondamentaux : multiplication des sources, croisement des informations. Ce travail de collecte permet d'obtenir différents points de vue et d'éclairer plusieurs versants d'un fait. Robert E. Park (2008) indique que dans sa conception première "le sociologue est un super reporter".

La lecture des articles parus dans la presse régionale ont servis de support pour vérifier des faits.

La restitution

Comme je parvenais à recomposer les faits seulement au fil du temps, que la collecte des sources était sporadique, je me suis fait la remarque qu'il valait mieux recourir à un support évolutif. Et Internet permet cette souplesse puisqu'il est possible d'ajouter des éléments dans le temps, de rectifier et de nourrir l'enquête, de la réactualiser. Cela me permet de partager au fil du temps les stades et avancées de la réflexion. De plus, cela permet d'ajouter des matériaux autres que des textes ou extraits d'entretiens comme des photos, des études, des événements en lien avec la thématique. L'avantage aussi, c'est de pouvoir ajouter des liens hypertextes qui permettent de renvoyer vers d'autres informations.

Ces interfaces permettent d'offrir des données multiples relevant du cross media. Il est aussi possible de s'amuser avec les polices d'écriture et l'agencement des contenus. La forme peut alors devenir plus attractive de par son originalité et susciter l'intérêt. De même, la publication en ligne est ouverte et accessible pour tous les publics.


                                                          Bibliographie

-Carillon Séverine, Gosselin Anne, Coulibaly Karna et al., 2020, "Immigrants facing Covid 19 containment in France : An ordinary hardship of disaffiliation", Journal of Migration and Health 1-2: 100032.

-Couppié, Thomas & Demazière, Didier. (1995). Se souvenir de son passé professionnel: Appel à la Mémoire dans les enquêtes rétrospectives et construction sociale des données. Bulletin de méthodologie sociologique: BMS. 49. 23-57. 10.1177/075910639504900104.

-Didier Demazière, « Quelles temporalités travaillent les entretiens biographiques rétrospectifs ? », Bulletin de méthodologie sociologique, 93 | 2007, 5-27.

-Genard, J. & Roca i Escoda, M. (2022). Chapitre 4. Que faire des émotions dans l'enquête sociologique ? Vers une « esthétique » du travail sociologique. Dans : Nathalie Burnay éd., Sociologie des émotions (pp. 81-101). Louvain-la-Neuve: De Boeck Supérieur. https://doi-org.ressources-electroniques.univ-lille.fr/10.3917/dbu.burna.2022.01.0081

-Robert E. PARK (2008), Le journaliste et le sociologue, textes présentés et commentés par Géraldine Muhlmann et Edwy Plenel, Paris, Éditions du Seuil.

-Riandey Benoît. Les défaillances de la mémoire dans les enquêtes. In: Population, 50ᵉ année, n°3, 1995. pp. 856-864

-Safi, M. (2012). 15 – La dimension temporelle des faits sociaux : l'enquête longitudinale. Dans : Serge Paugam éd., L'enquête sociologique (pp. 311-332). Paris cedex 14: Presses Universitaires de France. https://doi-org.ressources-electroniques.univ-lille.fr/10.3917/puf.paug.2012.01.0311

-Sartre J.-P. (1938), Esquisse d'une théorie des émotions, Paris, Éditions Hermann.


                                     

            LA MORT COVID, UN ANGLE MORT

Bernard Koundé, médecin légiste à l'Unité médico-judiciaire de Boulogne-sur-Mer. ©Chloé Tisserand
Bernard Koundé, médecin légiste à l'Unité médico-judiciaire de Boulogne-sur-Mer. ©Chloé Tisserand


A travers les quelques premiers entretiens menés au début de ce travail de terrain, il semble que ni les bénévoles, ni les soignants institutionnels ne se souviennent de décès d'exilés liés au Covid. L'évocation de leur mort semble presque être exclusivement reliée aux décès à la frontière. Dans un premier temps, je note donc un écart de visibilité sur le littoral nord de France entre la mort "par" la frontière et la mort "à la" frontière.

I. Mourir "par" la frontière

La frontière franco-britannique tue. Un militant a documenté sur une carte interactive 355 morts connus au 1er septembre 2022 depuis 1999. 

Localisation et nombre des décès à la frontière franco-britannique. ©Maël Galisson et Nicolas Lambert
Localisation et nombre des décès à la frontière franco-britannique. ©Maël Galisson et Nicolas Lambert

→ Le retentissement.

La mort des exilés à la frontière est une thématique longtemps restée marginale en sociologie des migrations. Dans le nord de la France, les travaux sociologiques entre les années 1990 et 2014 ont surtout porté sur la condition des exilés et leur parcours migratoire (Le Peuple des Clandestins de Smaïn Laacher), sur l'organisation des camps (Henri Coureau, Ethnologie de la Forme-camp de Sangatte - De l'exception à la régulation), sur les mobilisations (Mathilde Pette). A partir du moment où s'est créée l'exceptionnalité (Galitzine-Loumpet) de la "new jungle" (entre 7 500 exilés selon les associations, 10 000 selon la préfecture) en 2014, des sociologues, anthropologues, géographes se sont rendus à Calais pour engager des recherches plus larges autour des acteurs de la frontière, des contrôles (on pense aux travaux de Camille Guenebeaud), de l'accueil (Michel Agier et Yasmine Bouagga). Mais la mort des exilés ne constituait pas encore à proprement parler un objet de recherche. Le sujet a tout de même fait l'objet d'une  première carte - comme le raconte Philippe Rekacewicz sur le site de l'Institut convergences migrations (ICM, Paris) - réalisée par Olivier Clochard et qui localise les décès d'exilés en Europe en 2002. Toutefois, dans ses travaux, Françoise Lestage a montré comment la mort des exilés en 2012 n'était pas traitée par les sciences sociales et comment elle a finalement occupé le devant de la scène médiatique de manière soudaine.

"Jusqu'à la fin des années 2000, les sciences humaines et sociales se sont intéressées majoritairement à la mort en migration - c'est-à-dire dans un autre pays que celui d'origine - à la suite d'une maladie, d'un accident ou du grand âge. Désormais, elles s'attachent à étudier la mort par migration, c'est-à-dire provoquée par les déplacements et advenue pendant ceux-ci." (Lestage, 2019).

La prise de conscience de l'opinion publique française des morts aux frontières a vraisemblablement commencé à partir du moment où des exilés se sont noyés en nombre en Méditerranée. En 2014, avec la montée en intensité du conflit syrien, les tentatives de passage se sont multipliées et les noyades ont augmenté comme le démontre une liste dressée par United for intercultural action, ong qui recense les morts en Europe depuis 1993


Les décès dans la Manche ont été considérés plus tardivement puisque c'est à partir de 2017 que les traversées dans des embarcations ont commencé et correspondent au renforcement sécuritaire au port et au tunnel. Mais des événements d'ampleur tels que la noyade d'une famille kurde iranienne au large de Loon-Plage le 27 octobre 2020 (au total sept personnes dont trois sont portées disparues et quatre ont perdu la vie), et le naufrage du 24 novembre 2021 qui a fait 27 victimes, ont rendu visible cette transposition des modes de passage en Méditerranée dans le Détroit du Pas-de-Calais.

Cette mort aux frontières est donc devenue médiatique avec parfois un traitement sensationnel certes mais qui a aussi donné lieu à une production d'informations nouvelles et de clés de compréhension pour le grand public. Néanmoins, parce que les morts des exilés sont traitées dans la presse quotidienne régionale comme un "fait divers" (un militant) et soulignées sporadiquement à échelle nationale, un groupe décès - composé de bénévoles associatifs ou pas - s'est constitué avec pour mission à la fois de redonner une identité et une dignité à ces invisibles, de retrouver les familles, de veiller à la prise en charge des funérailles, là où sur ces problématiques, l'Etat est absent ; et enfin, ce groupe recense le nombre de décès survenus sur le littoral. A mesure que ces volontaires et d'autres égrainent les noms des défunts lors des rassemblements commemorAction, on s'aperçoit et comme le dit justement un militant en évoquant ces morts qu'il "ne s'agit pas de faits divers mais bien d'un fait social". 

Ces mobilisations - comme le montre aussi cette vidéo d'un atelier de gravure pour commémorer les noms des morts d'exilés organisés par trois bénévoles connus par la suite pour avoir tenu une grève de la faim - témoignent de cette volonté de "retrouver, identifier, commémorer" tel que le développe l'ouvrage du même titre piloté par Carolina Kobelinsky et Stefan Le Courant (2017). Le groupe décès sur le littoral nord de France, comme sur d'autres lieux-frontières, au départ informel, s'est davantage structuré avec les années et avec la multiplication des morts, ce qui a abouti à la mise en place de protocoles du deuil, du lien, du recensement, de l'identification... 

La mort aux frontières en sciences sociales n'est plus aujourd'hui une question "obsolète" comme le rappelle Françoise Lestage. Les chercheurs s'en sont emparés en s'intéressant notamment aux rituels funéraires, aux acteurs de l'identification et de la mort, à la gestion des corps, à leur rapatriement (Nada Afiouni), à la responsabilité des politiques migratoires (Antoine Pécoud). Une documentation et une littérature socio-anthropologiques émergent en Europe surtout autour de la Méditerranée et de la frontière franco-italienne ; au regard de cette production, la frontière franco-britannique reste encore lésée.  


Cette mort à cause la frontière est donc devenue médiatique ; aussi, parce qu'elle est violente. Cette violence, les médecins légistes de l'Unité médico-judiciaire de Boulogne-sur-Mer y sont confrontés régulièrement.


→ Une mort "traumatique"  

Les décès à cause de la frontière sont nombreux et les examens de corps réalisés par les médecins légistes témoignent de la crudité de la mort par la frontière.


Le corps dans la housse est posé sur la table d'examen. En l'ouvrant par la fermeture éclair, le légiste me prévient et par extension ses deux assistants que le corps est très abîmé : "Le haut du crâne est découpé et il est à part, on ne voit plus trop la tête." La victime a été happée par un train. Les soignants procèdent au retrait des vêtements. Le légiste observe le corps, de face, de dos et partage les lésions constatées à sa montre connectée qui enregistre les données pour le rapport. "On a une petite lésion parcheminée à droite au niveau cervical, multiples lésions parcheminées cutanées de ripage bilatéral, déformation d'état des membres à tous les étages : bras, coudes, avant-bras, poignets, doigts, cuisses sur plusieurs niveaux des deux côtés avec des fractures ouvertes..." [Carnet de terrain, Unité médico-judiciaire de Boulogne-sur-Mer].



Cette intervention sans ménagement de la mort touche une population majoritairement jeune (Ghoul et al., 2021), la moyenne constatée est de 26,4 ans selon une étude réalisée par les légistes de l'UMJ de Boulogne-sur-Mer et ceux de l'Institut médico-légal (IML) de Lille et un quart des victimes sont mineures, il s'agit d'hommes surtout.

Ghoul C, Morbidelli P, Koundé B, Mesli V, Chochois S, Hedouin. Épidémiologie des examens thanatologiques à l’unité médico-judiciaire de Boulogne-sur-Mer et à l’Institut médico-légal de Lille. 1 1 Institut Médico-Légal, Centre Hospitalo-Universitaire de Lille, France. Unité Médico-Judiciaire, Centre Hospitalier de Boulogne-sur-Mer, France.
Ghoul C, Morbidelli P, Koundé B, Mesli V, Chochois S, Hedouin. Épidémiologie des examens thanatologiques à l’unité médico-judiciaire de Boulogne-sur-Mer et à l’Institut médico-légal de Lille. 1 1 Institut Médico-Légal, Centre Hospitalo-Universitaire de Lille, France. Unité Médico-Judiciaire, Centre Hospitalier de Boulogne-sur-Mer, France.

Les exilés meurent de multiples façons à cause de la frontière. Elles ont été catégorisées par l'équipe de légistes de l'Unité Médico-Judiciaire (UMJ) de Boulogne-sur-Mer et de l'Institut médico-légal de Lille (IML) : 

Ghoul C, Morbidelli P, Koundé B, Mesli V, Chochois S, Hedouin. Épidémiologie des examens thanatologiques à l’unité médico-judiciaire de Boulogne-sur-Mer et à l’Institut médico-légal de Lille. 1 1 Institut Médico-Légal, Centre Hospitalo-Universitaire de Lille, France. Unité Médico-Judiciaire, Centre Hospitalier de Boulogne-sur-Mer, France.
Ghoul C, Morbidelli P, Koundé B, Mesli V, Chochois S, Hedouin. Épidémiologie des examens thanatologiques à l’unité médico-judiciaire de Boulogne-sur-Mer et à l’Institut médico-légal de Lille. 1 1 Institut Médico-Légal, Centre Hospitalo-Universitaire de Lille, France. Unité Médico-Judiciaire, Centre Hospitalier de Boulogne-sur-Mer, France.

On remarque ainsi que les noyades sont plus importantes ces dernières années ce qui signifie que les exilés ont plus tenté le passage par la Manche et cela parce que les années qui précèdent ont été celles du renforcement policier des principaux points de passage (port et tunnel sous la Manche).

Les morts sont "traumatiques", ce terme est utilisé par les légistes en raison des circonstances particulières qui produisent ces décès ; ils effectuent alors systématiquement des autopsies pour écarter le caractère suspect de la mort et la possibilité de l'intervention d'un tiers. 

Les corps sont parfois méconnaissables et il est alors difficile pour les légistes de procéder à une identification. D'autant plus que des milieux aquatiques - on pense aux noyades d'exilés - accélère la dégradation des corps. Aujourd'hui, la médecine légale - discipline longtemps mise à l'écart (Mangin, 2008) - est remise au goût du jour notamment à travers le succès des séries policières qui remettent au centre la figure du médecin légiste et aussi à la télévision publique par la voix du légiste Philippe Charlier : on prête ainsi à cette science le pouvoir de redonner un visage, voire de reconstruire le carnet de santé de personnages illustres. Mais les techniques scientifiques de la médecine légale atteignent aussi leurs limites : pour les morts d'exilés, il arrive à titre d'exemple que le prélèvement génétique d'ADN qui constitue un critère primaire ne puisse être comparé. Les dossiers sont alors établis sous X et l'enquête judiciaire n'a pas été résolue.


Ces morts violentes posent la responsabilité des politiques migratoires sécuritaires. Elles sont coûteuses et inefficaces dans un sens (Didier Fassin) et lorsqu'elles fonctionnent, elles sont tueuses et marquent un point d'arrêt redoutable à la mobilité en ôtant la vie humaine. 


→ Une mort politique

La violence de la frontière sur les corps a été analysée par bon nombre d'auteurs. Le concept de "corps-frontières" initié par Guénif-Souilamas (2010) et repris par Camille Schmoll (2011) est parlant pour évoquer l'accumulation des traumas incorporés sur les routes de l'exil. Le corps est affaibli, blessé, malade, et lorsque cette violence arrive à son paroxysme par la mort de l'individu alors les politiques migratoires répressives sont plus susceptibles d'être requestionnées. 

La responsabilité de la frontière sur les morts n'est plus à démontrer comme nous le met en évidence cette carte présentée lors de l'exposition "Cartes en colère" en 2012 : 

La fermeture des frontières n'empêche pas la mobilité des personnes et augmente le nombre de décès. La recherche des traces liquides et l'étude du quadrillage du contrôle maritime en zone frontière par Heller et Pezzani (2014) est passionnante ; comme le disent si judicieusement ses auteurs, elle permet de "ré-inscrire la notion de responsabilité dans une mer d'impunité".  

"Car les migrants ne meurent pas simplement en mer, ils meurent aussi de l'utilisation stratégique qui est faite de la mer. (...) Comme nous le démontrerons, la Méditerranée a été rendue mortifère à travers des formes de gouvernementalité militarisée de la mobilité qui infligent la mort en créant d'abord des conditions dangereuses de traversée pour ensuite en s'abstenant de venir en aide aux personnes en péril." Charles Heller et Lorenzo Pezzani 2014

Ces morts par la frontière agrègent des mobilisations d'inquiétude, de colère, de dénonciation et des luttes pour abolir ces frontières meurtrières. 


La frontière a bouleversé la question de la mort en migration ; elle a été visibilisée par les bénévoles dans un premier temps, puis les médias et les sciences sociales. A l'inverse, mourir "à la" frontière reste, semble-t-il, un drame discret. 

> Qu'est-ce que mourir à la frontière ? De quoi meurt-on ? 

Dans cette deuxième partie, nous nous intéresserons aux décès liés aux maladies et notamment au Covid-19, au suicide et à la suite des blessures causées par la frontière. 

                                     

II. Mourir "à la" frontière

Les espaces-frontières sont à la fois des lieux de passage pour les exilés qui multiplient les déplacements et en même temps, la frontière les retient pendant plusieurs mois dans l'errance. Toutefois, malgré cette présence journalière, j'ai constaté lors de mon travail de thèse que le suivi médical sur le long terme des exilés par l'hôpital est rarement possible.

Entrée de la PASS de Calais. © Chloé Tisserand
Entrée de la PASS de Calais. © Chloé Tisserand

→ Des "patients en mode flash" (un médecin)

"Patients en mode flash" est une expression employée par un médecin pour désigner le passage sporadique et parfois unique des patients en consultation à la PASS* de Calais. Cette situation est corroborée par les entretiens d'autres professionnels de santé que j'ai rencontrés entre 2013-2020 dans le cadre de ma thèse en sociologie .  

Cette instantanéité du soin s'explique d'abord par la géographie du territoire. Sur un espace-frontière, la priorité devient celle de franchir les obstacles pour poursuivre le projet migratoire. L'illégalité dans laquelle s'effectue ce processus oblige les exilés à prendre des risques et à dépendre du rythme et de la volonté des passeurs, des intempéries, des moyens financiers disponibles. D'autres aléas telles les expulsions de camps, les arrestations policières, la dispersion des points de ravitaillement, etc. perturbent le cours de la trajectoire. Cette incertitude migratoire dont parle Smaïn Laacher dans ses travaux et qui est directement liée aux politiques sécuritaires conditionne le travail des soignants. Ceux-ci sont contraints de s'adapter ; ainsi, se forme une "médecine de l'exil" qui, en espace-frontière, constitue surtout une médecine de l'instant.  

Dès lors, chez les patients exilés, la santé est reléguée au second plan sauf lorsque la maladie ou la blessure peuvent compromettre le passage. La PASS est alors utilisée comme un espace où le corps peut être redressé, remis en état de marche ; elle est utile pour "gérer le problème aigu, le problème du jour" (un médecin). Mais il n'est pas rare aussi d'entendre des témoignages de patients hospitalisés ayant quitté l'hôpital pour saisir leur chance de traversée alors qu'ils étaient atteints d'un cancer ou de fractures graves.  

Les passages des patients à l'hôpital sont aussi épisodiques en raison de la peur des institutions. La plupart d'entre eux se meuvent dans la clandestinité et peuvent être expulsés ; c'est donc en toute logique qu'ils usent de fausses identités et de stratégies pour laisser le moins de traces possibles de leur passage. La peur de la dénonciation empêche aussi l'accès aux soins institutionnels. 

*Pour rappel, la permanence d'accès aux soins de santé (PASS) est une structure médicale hospitalière financée par l'Agence régionale de santé (ARS) et destinée à toute personne dépourvue de couverture sociale. La particularité de la PASS de Calais est qu'elle est fréquentée à 90% par des exilés (Afghans, Iraniens, Soudanais en grande majorité). 

Les temporalités du soin et de la migration s'entrechoquent. Dans ce contexte, comment est-il possible de gérer une maladie comme le Covid qui présente trois formes (le risque épidémique potentiellement mortel, l'urgence vitale en cas de Covid aggravé, la maladie chronique lors d'un Covid long) ? 


→ Prévenir le Covid en contexte d'exclusion sociale

La corrélation entre exclusion et risques pour la santé a fait l'objet de multiples travaux, on songe aux enquêtes sur le saturnisme infantile que nous rappelle Didier Fassin (Fassin, 2021). L'enquête Parcours (Desgrées du Loû et Lert, 2017) est révélatrice de cette imbrication puisque l'équipe de recherche a su montrer comment les situations de précarité en France exposent davantage les personnes au VIH. Les exilés sont des "surnuméraires", "des gens qui n'ont pas de place pour des raisons qui ne sont pas de leur fait" (Castel in Karsz, 2000). La situation sociale dégradée qui les étreint les rend d'autant plus vulnérables qu'ils peuvent plus facilement contracter la maladie ; ils sont considérés comme "groupe à risque" par les professionnels de santé.  

> Comment dès lors instaurer une prévention sanitaire du Covid dans un espace où tout y semble hostile ?

➤ Inhospitalité et risque épidémique

Les politiques migratoires inhospitalières produisent un "couloir des exilés" où ceux-ci évoluent à la marge dans un monde de camps (Agier, 2011), de rejet comme en témoignent les derniers enrochements décidés par la municipalité de Calais pour empêcher "les points de fixation" (vocable utilisé par les autorités).  

 ©La Voix du Nord.
©La Voix du Nord.

Ces camps d'infortune sont insalubres et la concentration d'une population en proie à ces conditions de vie est propice à l'émergence d'épidémies. La plus fréquente est celle de la gale et qui, en 2009, 2014, a donné lieu à des campagnes de traitement de masse. Mais lors de la "new jungle" (2014-2016), une veille de surveillance sanitaire, créée en l'espèce, a relevé des épidémies de grippe H1N1, de varicelle, de rougeole. Les acteurs du système de santé institutionnels et associatifs ont écrit un article portant sur les résultats de cette surveillance syndromique concernant les camps d'exilés. Ainsi il en résulte que trois "foyers épidémiques" ont été repérés, les maladies dites d'importation liées aux poux de corps et observées en Italie ont été écartées. 

L'émergence du Covid-19 présageait donc d'un risque épidémique potentiellement mortel au sein des camps. "On s'attendait à ce qu'il y ait beaucoup de contaminations. Pourquoi on n'en a pas plus diagnostiqué que cela ? C'est vrai que c'est surprenant. On s'attendait, du fait de la promiscuité, du fait qu'ils sont dans des tentes, notamment l'hiver car ils étaient dans des hangars une partie de la nuit, donc on s'attendait à ce qu'il y ait beaucoup de cas mais on n'en a pas eu beaucoup", indique un médecin-cadre de l'hôpital de Calais. 

Pour prévenir le risque épidémique, des réunions se sont tenues entre des représentants de la préfecture (direction départementale de la cohésion sociale (DDCS)), de l'hôpital et des associations afin de mettre en place un dispositif de prise en charge sanitaire, il diffère selon que l'on se trouve dans le Pas-de-Calais et le Nord.

L'absence de PASS mobile est regrettée par la commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) qui prône "l'aller vers" pour éviter un renoncement des patients au soin lié à l'éloignement des structures médicales : 

"Compte-tenu de la nécessité d'intégrer l'accès aux soins dans le « socle humanitaire » déployé par l'État, la mise en place d'une démarche d' "aller-vers" par les PASS, sur le modèle des PASS mobiles qui se sont développées dans plusieurs territoires, apparaît pertinente dans cette zone frontalière. Cela permettrait un accroissement de l'amplitude horaire d'ouverture de ces services, la mobilisation effective d'interprètes et l'élargissement du spectre des spécialités proposées (notamment en matière de soins dentaires et psychologiques). Recommandation n°13 : La CNCDH recommande la création d'une permanence d'accès aux soins de santé (PASS) mobile adaptée aux personnes exilées et le renforcement des moyens pour la prise en charge de certaines pathologies, notamment les problèmes de santé mentale et de soins dentaires."

Sur le terrain, le premier cordon sanitaire est assuré par les associations humanitaires qui se chargent de la sensibilisation aux gestes barrières. Des affiches préventives traduites en plusieurs langues élaborées par l'hôpital et la préfecture ont été distribuées sur les camps, des dessins représentants les symptômes du Covid ont été aussi créés. A Grande-Synthe, des plans pour se rendre à la PASS de Dunkerque ont été transmis mais l'impératif de prendre un bus et d'ajouter des déplacements auraient contribuer à dissuader des patients de s'y rendre. Sans compter sur ceux qui étaient blessés ou handicapés.

Confrontés à la réalité sociale des patients, les professionnels de santé qui suivent la logique de cette prévention primaire du Covid entrent alors en déraison. En effet, comment maintenir le sens de leur action sur un terrain qui n'offre que non sens et absurdité ? 


"Les gens sont les uns sur les autres et nous on arrive avec "Lavez-vous les mains" ; "Faites de la distanciation". Bon, ils rigolaient un peu. Ce n'était pas leur priorité ; déjà tu te galères pour avoir un peu d'eau et un toit au-dessus de ta tête, tu ne vas pas commencer à te laver les mains toutes les cinq minutes alors que tu n'as pas de savon."

Un médecin de La Croix Rouge en maraude sur le camp de Grande-Synthe. 


Ce décalage sanitaire est d'autant plus flagrant qu'il est visuel : les policiers, bénévoles et soignants portaient des masques tandis que les exilés n'en disposaient pas au départ. 

Les conditions de vie dégradées inquiètent les associations depuis des années ; la crainte a grandi avec l'exposition au virus - le Covid dont les chercheurs ne savaient rien alors - et qui présentait un risque potentiellement mortel. A Grande-Synthe, selon un médecin, des douches ont été réinstallées pendant le Covid mais ce soignant souligne s'être battu pour obtenir un meilleur accès à l'eau et l'ouverture de centres pour éviter les "cluster". Des appels de mises à l'abri pour les exilés ont été lancés par les associations suite notamment à la publication de l'avis de la commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) en février 2021. Le travail de terrain effectué par la CNCDH en décembre 2020 a remis en cause la politique locale, nationale et franco-britannique menée pour éviter les "points de fixation" qui conduisent à la dispersion des exilés. L'avis a aussi requis le renforcement du socle humanitaire afin de lutter contre l'inhospitalité :

"La Commission recommande aux autorités publiques de mettre un terme à la politique sécuritaire dite "zéro point de fixation", aux conséquences désastreuses pour les personnes exilées et les aidants. (...) La délégation de la CNCDH a constaté lors de son déplacement que l'accès des personnes exilées aux services essentiels était insuffisant ou inadapté, en particulier en ce qui concerne l'effectivité des accès à l'eau et à la nourriture, à l'hygiène, à la santé, aux moyens de communication et surtout à un hébergement digne. (...) Des robinets d'eau en quantité insuffisante sont mis à la disposition des personnes exilées sur quelques points fixes. À Grande-Synthe, aucune association n'est mandatée par l'État pour distribuer de la nourriture et un unique point d'eau a été mis à la disposition des personnes exilées sur le site du Puythouck. (...) Ce manque d'accès à l'hygiène pour les personnes exilées représente un vrai problème de santé publique dans la mesure où il est propice aux maladies et à leur transmission. "

L'extérieur représente ainsi l'exposition au risque. Pour les exilés, il n'est pas possible de se confiner. On voit bien comment le "contrôle de la promiscuité" (un cadre) échappe aux acteurs sanitaires. Là où à la PASS, des masques et des gels hydroalcooliques ont été distribués, à l'extérieur, ces outils semblent perdre leur efficacité. "Dès qu'ils sont dehors, il faut dire qu'il n'y a plus de masque, dans la file d'attente des repas, ils ne s'isolent pas forcément alors peut-être que la distribution est à l'air libre mais ils sont quand même à un moment donné sous des tentes, donc ils se retrouvent ensemble", constate un cadre.

Par extension, les politiques de l'inhospitalité questionnent les soignants sur leur rôle et le sens de leur action. Il leur faut composer avec l'absurdité de la situation. Dans mon travail de thèse, j'ai tenté de montrer que les soignants poursuivent l'acte de soin en adoptant des stratégies psychologiques : ils se résignent à faire selon eux un soin a minima, essaient de se satisfaire en agissant comme ils le peuvent, ils apprennent à gérer leur frustration.  


➤ Une faible prévalence à l'issue du dépistage 

Dans le Calaisis, les associations humanitaires ont assuré aussi la première étape du tri des patients. La Croix Rouge et Médecins du Monde ont effectué sous forme de maraudes des détections à l'œil au niveau des camps (démantelés chaque jour) du Calaisis et dans le Dunkerquois. Cette détection était assez simple puisqu'elle reposait surtout sur des qualités d'observation des symptômes Covid (fièvre, difficultés à respirer). Avant janvier 2021, lors de la phase préventive, les patients exilés du Calaisis repérés comme cas suspect étaient amenés vers un centre à Calais tenu par les secouristes de la Protection civile d'Arras (qui est intervenue sur le naufrage survenu en novembre 2021) mobilisée par la préfecture et des infirmières de l'hôpital. L'équipe relevait l'identité des patients, les constantes et les orientaient vers la PASS en cas de symptômes Covid confirmés.

A la PASS, la température était prise à l'entrée par des professionnels de santé masqués, gantés, en tenue de protection. Des tests TROD antigéniques ont été proposés systématiquement. "On a très peu de contaminations parce que d'abord très peu sont symptomatiques. Au début, parmi les gens qui ont un peu de fièvre, ils refusaient les tests TROD. La moitié refuse, ce refus est d'ordre technique (peur de l'écouvillon dans le nez, NDLR)", témoigne un médecin. La préfecture a aussi financé des machines PCR dont l'une se trouve aux urgences, l'autre au centre de rétention administratif (CRA). Cette "biologie délocalisée" (un cadre) a la capacité de délivrer des résultats PCR en direct, de déclencher un "contact tracing" et un suivi en interne. Le logiciel utilisé a été le SI-VIC -système d'information pour le suivi des victimes (utilisé lors des attentats) - qui permet de suivre les patients s'ils vont dans un autre hôpital. Face à des patients en mobilité, cette qualité technologique de ces machines PCR présente l'avantage de leur délivrer aussitôt une attestation et des préconisations. Une rapidité plus pernicieuse lorsqu'il s'agit du CRA puisque cela facilite les raccompagnements à la frontière (les pays demandent des attestations Covid) tout en évitant l'engorgement du centre.   

Cette coordination sanitaire entre acteurs institutionnels et associatifs s'est consolidée avec l'expérience de la "new jungle" (2014-2016) (Rodriguez, Tisserand, 2017). Cette détection en "entonnoir" (direction des soins) fait partie des stratégies médicales que l'on retrouve en médecine d'urgence. 

Le bilan des dépistages a créé la surprise chez les cadres hospitaliers qui s'attendaient à plus de patients atteints par la maladie Covid-19. "Quand ils sont malades, ils passent par la PASS ou les urgences. On a été surpris surtout vers la fin 2020, c'était la période la plus difficile et il n'y avait pas beaucoup de cas", souligne le médecin-coordinateur de la PASS. Il comptabilise six personnes diagnostiquées et placées pendant 24h en urgence de courte durée (UHCD). La direction des soins, quant à elle, enregistre 31 patients migrants hospitalisés pour Covid dans tous les services depuis le début de la crise. Les malades touchés étaient âgés de moins de 30 ans, sans antécédents médicaux, de différentes nationalités (afghans, soudanais, érythréens). La question du projet social n'a pas été posée par les professionnels qui se sont concentrés sur le problème médical.

Par ailleurs, des étrangers inscrits dans un migration régulière de travail ont été hospitalisés. Il s'agissait de camionneurs européens en transit, âgés entre 45-50 ans, non vaccinés et qui ont des facteurs de risques type diabète, obésité, hypertension. Ils sont restés plusieurs semaines en soins continus. Ils étaient moins d'une dizaine. Parce que leur situation est régulière, ils ne sont pas comptés comme patients migrants. 

Aucun décès n'a été recensé dans l'établissement.  

Cette faible prévalence qui laisse perplexe les cadres aboutit à la formation de plusieurs hypothèses. Selon un cadre, ce ne serait pas lié à des défaillances en matière de dépistage car il rappelle que les tests sont des TROD proposés systématiquement et que les personnes souffrantes à un moment donné vont forcément s'adresser aux associations, aux structures sanitaires étatiques. Autre hypothèse, les exilés aurait eu une manifestation atténuée de la maladie avec des symptômes limités. Le jeune âge serait l'hypothèse principale privilégiée. La direction des soins mentionne aussi la diminution du nombre d'exilés présents sur le territoire au moment du Covid. 

Par ailleurs, dans divers reportages réalisés au moment du Covid, des hypothèses ont été aussi formulées par une bénévole qui a mis en exergue l'endurcissement des corps face aux conditions de vie, un exilé qui expliquait que garder son calme et empêcher le stress seraient des antidotes face au Covid. 


➤ Vacciner

Pour alerter les exilés dans les camps de la possibilité de se faire vacciner, des flyers ont été distribués et les associations ont une nouvelle fois servi de relais entre l’État et les exilés. La vaccination a posé des difficultés en termes de temporalité puisque comme le traitement contre la gale, l'administration de la dose se fait en deux fois et dans un intervalle de temps espacé. Celui-ci a donc été réduit passant de trois semaines au lieu de quatre ce qui a permis de vacciner plus de patients au Pfizer. Certains patients avaient déjà été vaccinés dans un pays étranger où ils étaient en transit par des produits aux normes vaccinales différentes (Spoutnik). "Certains étaient vaccinés à l'Astrazeneca en Allemagne, en Italie, en Grèce qui n'était pas contre-indiqué dans tous les pays européens", rappelle un médecin. Les vaccinations étaient réalisées exclusivement à la PASS et sont venues compléter le schéma vaccinal.  

Au départ, la validation du vaccin monodose a facilité la prévention mais la perte de leur indication pour les moins de 30 ans a obligé les professionnels de santé à raisonner sur deux doses. "Notre idéologie à la PASS c'est : "on vaccine une dose pour tout le monde, tout ceux qui le veulent, on essaie de les convaincre, s'il n'y a pas de deuxième dose, ce n'est pas grave, c'est mieux que rien", rappelle le médecin-coordinateur. Des retours étaient effectués en cellule de crise pour tous les patients exilés et non exilés sous la surveillance de l'agence régionale de santé (ARS). 

En 2020, l'hôpital chiffre à environ 210 personnes exilées vaccinées. Elles l'étaient dans le même calendrier que la population globale sans caractère prioritaire appliqué. "On a commencé par vacciner beaucoup - une dizaine de vaccinations par jour et progressivement, ça s'est estompé", témoigne un cadre. Les soignants, comme dans la population globale, ont fait face aux réticences notamment dans la communauté soudanaise. 

Les professionnels de santé incitaient les patients à se faire vacciner en usant de divers arguments : en leur rappelant que le vaccin proposé était le meilleur, que le Covid est une maladie plus grave que la grippe et très contagieuse, que la preuve d'une vaccination sera demandée dans d'autres pays. 


→ Isoler les exilés Covid +

Dans le Pas-de-Calais, la DDCS s'est chargée de répartir les patients exilés Covid + dans trois des appartements mis à la disposition des personnes sans domicile fixe malade. Ce dispositif fonctionnait avec le passage d'une infirmière qui s'enquérait des besoins des patients et administrait les traitements. Les quatre personnes atteintes du Covid sont restées dans ces appartements entre huit et quatorze jours. Les deux autres exilés pris en charge en UHCD ont refusé de s'y rendre. 

Dans le Nord, les personnes diagnostiquées sur le terrain, dans les hôpitaux, via des tests étaient acheminées vers un lieu de vacances réquisitionné pour l'isolement. "C'était une petite fermette avec des dortoirs, des chambres, un grand espace vert mais souvent pour quatre ou cinq personnes. Le lieu était idyllique mais au fin fond de la campagne autant dire que les exilés étaient ravis", ironise un médecin qui y est intervenu. 



L'endroit est situé à Morbecque (environ 2500 habitants) près d'Hazebrouck. Entouré d'un bois, le lieu est isolé et éloigné de Dunkerque et des possibilités de traversée. "Nous n'avons pas eu beaucoup de personnes, souvent des familles ou des gens un peu plus fragiles. Les jeunes hommes célibataires venaient un jour et trouvaient le moyen de reprendre le train. Plusieurs fois nous avons eu le cas, on les amenaient au centre et ils ne voulaient pas rester et comme on ne pouvait pas les ramener, souvent ils partaient dans la nuit quand il n'y avait plus personne." Ce qui suppose d'aller jusqu'à Dunkerque, c'est-à-dire à une heure en voiture, 9h à pied.  "Il fallait transporter les personnes sans qu'il y ait de contaminations, c'était une galère pas possible, ils étaient hyper loin du camp donc personne ne voulait y aller. S'il y avait eu un centre à Dunkerque, cela aurait beaucoup plus fonctionné, on aurait eu beaucoup plus de monde, on aurait eu moins de départs."

La distance à pied entre le centre de vacances de Morbecque et Dunkerque soit 9h et une heure en voiture. ©Mappy Google
La distance à pied entre le centre de vacances de Morbecque et Dunkerque soit 9h et une heure en voiture. ©Mappy Google

Le centre a accueilli des personnes sans domicile fixe (SDF) du Nord (de Lille par exemple) et des exilés de Dunkerque et Grande-Synthe. Le lieu a été géré par La Croix Rouge mandatée par l'Etat et une équipe d'éducateurs qui intervient habituellement dans un institut médico-éducatif (IME) auprès d'un public en situation de handicap. Le personnel été réquisitionné pour effectuer les permanences sur le centre de vacances. D'abord trois puis deux médecins ont été engagés à mi-temps en tant que coordinateurs afin d'organiser les lieux en fonction des règles sanitaires. Il a fallu aussi rassurer les équipes par rapport à leur inquiétude quant à leur exposition au Covid et instaurer des protocoles d'habillage et de déshabillage. Des "zones chaudes" et "froides" avaient été délimitées : les premières où les personnes Covid+ pouvaient circuler tranquillement et où les professionnels intervenaient avec des protections et les secondes interdites d'accès pour les patients et où étaient préparés les repas par exemple. Il existait aussi une zone d'entrée pour les ambulances. Une pharmacie a été constituée par La Croix Rouge (masques, gants, etc.).

Un tour de garde était effectué pour vérifier la température, discuter avec les patients. "Le traducteur n'était pas toujours disponible, c'est toujours le problème en institution car il n'y a pas le budget pour. Nous, on expliquait le Covid mais eux n'était pas du tout dans cette représentation et voyaient le Covid à travers leur pays. Il y avait beaucoup de représentations sur comment cela pouvait se transmettre. Le lavage des mains n'était pas hyper évident, certains n'arrivaient pas à comprendre que juste en te lavant les mains et en mettant un masque, cela pouvait protéger", se souvient un médecin. 

Selon un médecin sur la dizaine d'exilés accueillis, cinq ou six avaient été hospitalisés avant d'intégrer le centre. La coordination entre les services hospitaliers et le centre d'isolement a bien fonctionné sur le suivi médical (soins, traitements, tests) qui était assorti d'un courrier des praticiens ; le suivi a pu être effectué sur trois à quatre semaines. Le contrôle sanitaire s'est estompé dès la sortie des patients du centre qui sont repartis avec de simples indications et un compte-rendu qu'ils se donnaient la peine de prendre en photo. 

Les problèmes médicaux étaient plus lourds chez les personnes non exilées avec notamment des problématiques de santé liées aux addictions. 

"Pour moi, ce n'était pas adapté car mélanger deux populations - une population exilée et une population précaire urbaine avec des problématiques addicto, ce n'était pas du tout adapté. On s'est retrouvé avec une gamine de 7 ans et un patient qui faisait un sevrage d'alcool à côté dans les chambres. Je pense que lorsqu'on partait le soir, on n'était pas très serein de ce qui allait se passer. On a mélangé des populations qui n'avaient rien à faire ensemble clairement, qui n'ont pas du tout les mêmes besoins en termes de soins, en termes d'aide sociale, pour moi c'est ce qui n'a pas du tout marché..." 

Un des médecins coordinateurs. 

Mais les soins étaient plutôt rares et comme l'indique un professionnel de santé, il s'agissait plus de "faire de l'occupationnel".

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